Encadrer la vie quotidienne des (jeunes) citoyens
Trouver du travail
Alors que le gouvernement égyptien a réaffirmé sa décision d’interdire la vente de volaille vivante dans la rue, la Street 306 a été inaugurée le 21 décembre 2018 à Héliopolis. Cette rue, présentée comme la future plus grande avenue de food trucks du monde arabe, est censée avant tout être une source d’emplois pour les jeunes Égyptiens. Mais le prix de la location d’un espace sur cette rue, entre 40 et 70 000 livres [entre 2000 et 3500 euros], en exclut de facto la grande majorité.
Ce projet a pour ambition de promouvoir le modèle du micro-entreprenariat et de la start-up afin de réduire le chômage des jeunes. Al-Monitor indique également dans son enquête qu’il s’agit pour le ministère du Développement Local, à l’initiative du projet, d’encadrer et d’intégrer, à travers l’octroi de permis et d’autorisations, des activités économiques considérées comme informelles.
Se divertir
Dans un contexte de forte croissance urbaine et d’étalement de la ville sur les parcelles agricoles dans la plupart des gouvernorats, le ministère de l’Agriculture a décidé de raser les terrains de football (ou futsal) qui occupent des terres agricoles privées. Il s’agit d’environ 2 400 terrains pour une superficie totale de 85 000 feddans [35 hectares]. Cette annonce a provoqué un débat parlementaire autour de l’importance de ces infrastructures pour la jeunesse locale.
Cette décision s’inscrit dans une politique plus large de limitation de l’étalement urbain, qui vise également d’autres infrastructures (immeubles résidentiels, marchés…), et affecte les pratiques quotidiennes des jeunes égyptiens. Elle pose la question de la gestion de l’espace et de la priorisation des activités agricoles au détriment du maintien d’infrastructures sociales et sportives.
Être surveillé
Le Parlement égyptien a voté, le 13 janvier 2019, un amendement à la loi sur les magasins et restaurants qui bénéficient d’une autorisation étatique, incluant un article sur la nécessité d’installer des caméras de surveillance à l’entrée et à l’intérieur des établissements. Le renouvellement des permis de travail sera soumis à l’application de cette mesure, ce qui inquiète les activistes et opposants au régime qui soulignent le risque de détournement de ces caméras à des fins de surveillance politique.
Si le président de l’Initiative Egyptienne pour les Droits Privés, Amr Abdul Rahman, minimise ce risque en rappelant que les caméras ne captent pas de son et ne servent qu’à enregistrer le mouvement des personnes, Sherif al-Rouby, un membre du Mouvement du 6 Avril, créé en 2008 en opposition au régime de Mubarak, est plus sceptique. Il rappelle que ces images sont sous le contrôle constant de la police et critique ce dispositif qui permettra d’identifier les opposants politiques et de faciliter leur arrestation.
Une ville plus neuve que neuve
Le plateau de Gizeh contre l’économie informelle
L’ouverture du Grand Musée Egyptien à Gizeh a été reportée à 2020, mais les effets du développement de ce nouveau complexe touristique apparaissent déjà sur le terrain. Alors que les autorités locales sont sous tension depuis l’attentat de fin décembre (cf. Revue de presse Politique, décembre-janvier 2018-2019) et l’incursion d’un touriste danois sur le sommet d’une des pyramides, une campagne d’arrestation a été menée contre les vendeurs informels et les mendiants à proximité du site.
Ces opérations font suite à la signature d’un contrat entre l’Etat égyptien et Orascom, grand groupe détenu par les frères Sawiris, qui autorise l’entreprise à aménager de nouvelles infrastructures autour des Pyramides de Gizeh pour accueillir les touristes. Il est notamment question d’un parking, de navettes au sein du site et de points de restauration. Ce projet s’inscrit ainsi dans la restructuration en cours du plateau de Gizeh (Grand Musée Egyptien, Sphinx Aéroport, Pyramides), dont seront exclues toutes les personnes non autorisées à y travailler. L’émergence de ce complexe touristique aux marges du Caire passe par une régularisation de l’économie informelle qui y est aujourd’hui associée.
Des murs de brique à repeindre
Toujours dans les intitatives de « modernisation » de la capitale égyptienne, le Premier ministre Mostafa Madbouly, a réuni le 17 janvier 2019 les différents gouverneurs pour leur annoncer la décision du président Sisi de repeindre, selon un schéma de couleurs défini, tous les immeubles en brique rouge. Ces façades diffusent, selon lui, une « image non-civilisée du pays. » Cette décision, qui vise notamment les quartiers informels, devra être appliquée par les gouverneurs dans les plus brefs délais, sous peine de sanction judiciaire.
On peut observer ici l’importance que le gouvernement donne à l’image de la ville, à son apparence. Le Caire devant devenir la vitrine de l’Egypte moderne, les préoccupations esthétiques passent avant le renouvellement de l’offre en services publics ou des infrastructures locales. Ce que donne à voir la ville (cf. Revue de presse Ville – Décembre) semble primer sur l’amélioration des conditions de vie des habitants. Ce principe prévaut aujourd’hui à l’aménagement des zones centrales du Caire, comme nous pouvons également le voir à travers l’exemple de Warraq, île agricole en proie aux expropriations foncières.
Warraq, une « nouvelle communauté urbaine » contestée
Le Tribunal administratif d’Etat a reporté au 26 mars 2019 son jugement sur l’affaire opposant les habitants de l’île de Warraq et le gouvernement égyptien. Ces habitants, rassemblés en un « Conseil familial », veulent faire annuler une décision prise par l’Etat, le 25 juin 2018, qui prévoit de créer une « nouvelle communauté urbaine » sur cette île agricole au nord du Caire. L’application de ce décret passerait par une expropriation des 90 000 habitants de Warraq et une intégration de l’île à la juridiction de l’Autorité pour les nouvelles communautés urbaines (NUCA).
Comme le rappellent les différents articles de Mada Masr, ce conflit a débuté en juin 2017, lorsque le président Abdel Fatah Al-Sissi a réaffirmé la nécessité de supprimer les constructions qui empiètent sur « les terres de l’Etat ». Depuis, les autorités locales et la police se sont heurtées à la résistance des habitants insulaires qui remettent en cause la politique d’expropriation foncière. Les affrontements ont notamment causé la mort d’un manifestant en novembre 2017.
Les habitants accusent l’Etat d’acheter des maisons inhabitées sur l’île ou de payer les propriétaires pour qu’ils détruisent leurs immeubles. Cela enfreint, selon eux, l’article 3 de la Loi NUCA (59/1979) qui stipule qu’« établir des nouvelles communautés urbaines sur une terre agricole est interdit. » Plus largement, alors que l’Etat s’engage dans le reste du pays à une lutte contre l’étalement urbain au profit des activités agricoles (comme nous l’avons vu avec l’exemple des terrains de football), c’est l’inverse qui se produit à Warraq.
À ces arguments, les acteurs gouvernementaux opposent l’intérêt général et national. Selon eux, les habitants de Warraq polluent le Nil par leurs activités quotidiennes et agricoles. Ils entravent aussi le développement de la ville en retardant l’ouverture du pont Rod Al-Farag, qui traverse l’île d’est en ouest pour relier les quartiers de Shubra et de Jazirat Muhammad. Il s’agit de montrer que l’occupation actuelle de Warraq nuit à l’environnement naturel et urbain de l’île, et justifier ainsi une expulsion, comme cela a été le cas à Maspero, à proximité de la place Tahrir (cf. Revue de presse Ville – Novembre).
Le conflit autour de l’île de Warraq, qui a été relancé ces dernières semaines et qui devrait enfin connaître un règlement judiciaire prochainement, est révélateur de la politique urbaine mise en œuvre au Caire : reprendre le contrôle sur les quartiers informels et les remplacer par des bâtiments modernes et tournés vers le tourisme. L’enjeu est aussi celui de la possibilité d’une mobilisation locale et populaire contre une décision de l’Etat.
Cette série d’actualités montre une politique urbaine tournée vers la modernisation et le contrôle du cadre de vie quotidien des Cairotes, ce qui passe par une normalisation des pratiques alimentaires ou de loisirs, mais aussi par une modification du paysage de la ville ou une surveillance accrue. Un aménagement urbain soumis à de tels principes rencontre ainsi des résistances locales et des critiques, même si le rapport de force reste dissymétrique.
En bref
L’application Fyonka a été lancée le 28 décembre 2018 dans les rues du Caire. Il s’agit d’un service de transport sur le modèle d’Uber ou de Careem, mais qui est réservé aux femmes, à la fois en tant que conductrices et en tant qu’utilisatrices.
Corten Pérez Houis