ANIMAUX EN VILLE
Vers une éradication de la volaille vivante dans la rue ?
Le ministère de l’Agriculture a annoncé en octobre 2018 que la loi portant sur l’interdiction du commerce hors licence de volaille vivante dans la rue, approuvée en 2009, serait prochainement appliquée. Toute personne disposant d’un magasin de volaille ouvert sur la rue devra désormais avoir une autorisation pour continuer son activité légalement. Cette législation, qui sera d’abord mise en œuvre dans la région du Grand Caire, puis à Alexandrie, a vocation à s’étendre à tout le pays, et vise à normaliser les conditions de production et d’abattage. Le ministère cherche à inciter les vendeurs à recourir aux abattoirs officiels et à la congélation des produits. Des campagnes de sensibilisation et des tests de sécurité accrus sont également prévus dans ce cadre.
La loi s’inscrit dans un contexte marqué par l’épidémie de grippe aviaire depuis 2008 et, plus généralement, les craintes (et scandales réguliers) autour de la contamination de la nourriture animale. En 2017, la National Food Safety Authority avait été créée par les autorités, pour qui la régulation et l’assainissement des produits alimentaires apparaît comme une priorité.
Une enquête d’El Watan, quotidien égyptien indépendant, souligne quelques-uns des problèmes liés à cette nouvelle législation. Nombre de consommateurs préfèrent voir le poulet vivant avant de l’acheter pour être certain de sa provenance et de sa date d’abattage. Les produits surgelés, que le ministère de l’Agriculture cherche à promouvoir, sont d’ailleurs souvent considérés comme plus suspects. Du côté des vendeurs, la loi remet en cause et complexifie l’organisation logistique et toute une économie de pratiques routinières.
Face aux chiens errants, plusieurs « solutions » envisagées
Le débat sur les chiens errants dans les rues du Caire a été relancé ces dernières semaines par divers acteurs. Hassan al-Gaawini, un responsable de l’Organisation Générale pour les Services Vétérinaires (GOVS) rattachée au ministère de l’Agriculture, a affirmé la nécessité d’éliminer la majorité de ces chiens. Il s’appuie sur l’augmentation du nombre d’attaques de chiens errants sur les passants et le risque accru de transmission de la rage. La députée Margret Azer a quant à elle proposé de vendre les chiens pour leur viande (à la Corée du Sud par exemple). Elle a souligné l’intérêt économique d’une telle politique qui permettrait notamment une entrée de devises étrangères.
Des associations de défense des animaux comme Esma Egypt se sont mobilisées contre ces déclarations. Elles préconisent plutôt des campagnes de castration et de stérilisation des chiens errants, ce qui permettrait d’en réduire le nombre sans pour autant les abattre. Ce débat, qui mobilise des enjeux sanitaires, oppose aussi différentes représentations de la place de l’animal dans la ville.
NETTOYER LA VILLE
Plusieurs médias ont rapporté une série de déclarations officielles et de mesures envisagées par les autorités afin de réduire les déchets en ville. Parmi celles-ci, la création d’un numéro vert pour recevoir les plaintes de riverains ou la réforme du système général de gestion des déchets. Le ministère du Développement local a ainsi affirmé l’ambition de vider les rues du Caire et des autres gouvernorats de l’ensemble de leurs déchets d’ici trois mois. Un investissement de 300 millions LE et un partenariat avec le National Waste Management Holding, une entreprise américaine spécialisée dans la gestion des déchets, est prévu afin de garantir le respect d’un si court délai.
La question des services urbains et de leurs prestataires est au cœur de la demande de l’Egyptian Cleaning Workers Foundation, une association représentant une partie des travailleurs nettoyant les rues. Celle-ci se déclare en effet prête à coopérer avec le gouvernement, mais appelle à dépasser les effets d’annonce et à définir une stratégie politique, adossée à un budget spécifique. La politique actuelle de gestion des déchets semble répondre avant tout à des exigences et des préceptes définis par des organisations et des institutions internationales, comme la Banque mondiale ou l’Agence de coopération allemande (GIZ).
En parallèle de ces différents discours, l’application Dawar, lancée en 2018 par Environ-Adapt (une entreprise égyptienne spécialisée dans la gestion de projets environnementaux), propose aux habitants un service de gestion des déchets qui mobilise des outils technologiques. Il s’agit de photographier les lieux encombrés par des déchets, d’envoyer la localisation sur l’application, qui s’engage ensuite à les nettoyer en quelques jours. Ce projet, reposant sur un partenariat public-privé avec le ministère de l’Environnement, qui fournit le système de nettoyage, reste pour l’instant limité aux quartiers de Maadi et Torra. Au-delà de la diffusion virale de cette initiative en ligne, la question reste de savoir si elle représente, sur le long terme, une réponse adaptée à l’enjeu de la gestion des déchets dans les espaces urbains.
ENJEUX DE L’AMÉNAGEMENT : ENTRE EXPROPRIATIONS ET GRANDS TRAVAUX
Maspero, dernière ligne droite avant la rénovation
Les habitants du quartier de Maspero, au nord de la place Tahrir, avaient jusqu’au 3 octobre 2018 pour présenter leurs titres de propriété auprès d’un comité spécialisé. Après cette date, l’expropriation du « Triangle de Maspero », en marche depuis 2015, sera opérée sans dédommagement. Cette politique d’expropriation foncière en vue d’un renouvellement de l’aménagement urbain (cf. revue de presse Ville, avril 2018) concerne la plupart des zones qui, comme Maspero, présentent un intérêt immobilier. Les habitants de Maspero pouvaient soit demander une compensation financière et le relogement dans une des villes nouvelles du Caire, soit récupérer un logement dans la même zone, une fois les travaux achevés.
Le 16 octobre 2018, le gouverneur du Caire, Khaled Abdel-Aal, a officiellement validé le projet de rénovation du quartier en un complexe hôtelier et touristique, visuellement dominé par des gratte-ciels. Ces images rappellent celles du plan d’aménagement Cairo 2050, engagé par Gamal Moubarak à partir de 2008, qui prévoyait la démolition et la reconstruction, après évacuation des habitants, de nombreux quartiers informels de la capitale.
L’exemple de Maspero est révélateur d’une cristallisation des tensions sur les politiques foncières. Dans sa volonté de moderniser la ville et de l’ouvrir aux investisseurs étrangers, l’État égyptien se heurte à des résistances locales, comme en témoigne la vidéo, publiée par Madamasr, d’un habitant de Maspero refusant de quitter son immeuble, et vivant sous la menace constante d’une expropriation. Comme sur l’île agricole de Warraq, où les affrontements avec la police avaient fait une victime en novembre 2017, le principal enjeu de l’aménagement de Maspero sont la formalisation de la propriété foncière et la réappropriation par l’Etat de ce type d’espace.
C’est ce qu’a souligné Leilani Farha, envoyée spéciale de l’ONU sur le droit au logement, lors d’une conférence de presse organisée le 3 octobre 2018 au Caire. Elle a notamment remis en cause la politique d’expropriations menée par le gouvernent égyptien, en prenant Maspero et Warraq comme exemples. Selon elle, le relogement des habitants dans les villes nouvelles (Ville du 6 Octobre, Sheikh Zayed, Nasr City…), en créant un éloignement spatial entre le lieu de travail et le lieu de domicile, a pour conséquence de défaire les liens sociaux.
La nouvelle capitale, une vitrine de l’Égypte à l’international
Les expropriations des quartiers informels du centre-ville sont en effet étroitement liées au développement des villes nouvelles, et notamment au projet de la Nouvelle capitale, située à 45 km à l’est du Caire, qui doit permettre de déconcentrer la ville du Caire, d’y réduire le nombre d’habitants et la circulation. L’enjeu est aussi d’attirer à la fois les habitants du centre-ville du Caire et les investisseurs égyptiens ou étrangers.
C’est dans ce contexte qu’a été annoncée la construction de la plus haute tour du monde, l’Oblisco Capitale Tower, qui doit atteindre les 1000 mètres de hauteur, et ainsi dépasser la Burj Khalifa (Dubaï) de 172 mètres. Dévoilé sur le compte Instagram d’un cabinet d’architectes, Idia Design, ce projet confirme les principes de gigantisme et de grands travaux qui président à la conception de ce nouveau pôle urbain et administratif. La Nouvelle capitale doit en effet permettre de rééquilibrer le territoire et le développement national, mais aussi démontrer la modernité et les capacités techniques de l’État égyptien.
Dans d’autres proportions, le ministre de l’Aviation civile a annoncé le 15 octobre 2018 que le nouvel aéroport international Sphinx ouvrira officiellement à la fin de l’année. Cette infrastructure, située à l’ouest du Caire, desservira en priorité les villes de Sheikh Zayed et du 6 Octobre. Elle est censée soulager l’Aéroport International du Caire d’une partie de ses passagers annuels. Le nouvel aéroport est également au cœur d’un pôle touristique, articulé autour des Pyramides de Giza et du « Grand Musée Egyptien » (ouverture prévue en 2020). Ces aménagements entrent dans la même logique que la Nouvelle capitale, à savoir la nécessité de désengorger le centre du Caire et de relocaliser les infrastructures logistiques et touristiques vers les périphéries.
Droit à la ville et urbanisme sécuritaire
Le magazine en ligne de sciences sociales Jaddaliya a récemment publié un article et un rapport qui invitent à une réflexion plus générale sur les politiques urbanistiques égyptiennes. Cette mise en perspective s’appuie d’abord sur le rapport de Tadamun (The Cairo Urban Solidarity Initiative), intitulé « Planning [in]Justice. Spatial Analysis for Urban Cairo ». Ce groupe de chercheurs, financé par Oxfam et la Fondation Ford, cherche à inscrire les expropriations actuelles dans une histoire des politiques urbaines depuis Nasser, tout en défendant les concepts de « droit à la ville » et de « justice spatiale ». L’analyse des quartiers informels y repose sur des données statistiques et cartographiques.
En parallèle, Robert Flahive, doctorant à l’université américaine de Virginia Tech, analyse « l’urbanisme sécuritaire du régime », en s’appuyant à la fois sur les ambitions passées du programme Cairo 2050 et sur la politique urbaine actuelle menée depuis 2014. Dans un contexte de prolongation indéfinie de l’état d’urgence, le chercheur développe une réflexion sur la dimension militaire et sécuritaire de l’urbanisme officiel, qui s’applique aussi bien aux affrontements liés aux expropriations qu’au relogement dans les villes nouvelles. Ces deux publications proposent au contraire de promouvoir des formes de démocratie participative à l’échelle locale et une gestion de la ville plus concertée.
Illustration de cette tendance au contrôle et à la normalisation des activités urbaines, le député Samir Al-Bateekhy a présenté un projet de loi pour pénaliser (et taxer) les cafés qui restent ouverts après 23 heures. Si la régulation (et la fermeture) des cafés, notamment dans le centre-ville du Caire, participe depuis 2013 d’une politique stricte de contrôle de l’espace public, le député a justifié sa proposition par le fait que les horaires tardifs réduiraient la productivité des Égyptiens : « Le travail de bureau commence officiellement à 8 heures du matin. La personne devrait donc se réveiller autour de 6h30. Comment des gens qui sont restés dehors jusqu’à 4 heures du matin peuvent aller travailler le matin ? ».
L’ensemble de ces actualités locales et nationales semblent s’inscrire dans une même vision de la ville mise en avant par les pouvoirs publics. Les espaces urbains, et Le Caire en particulier, doivent devenir la vitrine de l’Égypte à l’international. Cela passe par une normalisation des pratiques et par des politiques de « nettoyage » de la ville (des déchets, des chiens errants, des animaux vivants en général, des quartiers informels, des buveurs de thé tardifs…). Cette préoccupation pour un assainissement général apparaît comme le pendant des programmes d’aménagement et de planification des villes nouvelles, et de la Nouvelle capitale notamment.
EN BREF
Selon un rapport de Take Part, le réchauffement climatique provoquerait une montée des eaux qui est en train d’inonder la ville d’Alexandrie.
Le journaliste et parlementaire Abdel Rahim Ali, proche du régime, a réclamé à Mahmoud Shaarawy, ministre du Développement local, de changer tous les noms de rues faisant référence à des membres des Frères Musulmans, en les remplaçant par des noms de « martyrs ».
Flare est une nouvelle application qui permet de prévoir l’arrivée des bus au Caire. Si elle couvre déjà plusieurs quartiers du Grand Caire et revendique 30 000 utilisateurs, l’application en est encore à sa version d’essai et des problèmes subsistent.
Pour aller plus loin…
ESTEBANEZ J., 2016, « Les animaux et la ville. Une histoire sociale, politique et affective à poursuivre », Histoire urbaine 2016/3 (n° 47), p. 125-129.
MONFLEUR L., 2017, « À l’épreuve des murs. Sécurisation et pratiques politiques dans le centre- ville du Caire postrévolutionnaire (2014-2015) », Égypte/Monde arabe [En ligne], Troisième série, « L’État égyptien en quête de stabilité ».
Dossier « Gestion des déchets et durabilité », Egypte/Monde arabe, 2011/1 (n° 8), p. 31-105.
Corten Pérez Houis