© Angélique Palle
Cette revue de presse thématique est la suite d’une série :
Focus, Le partage des eaux du Nil entre Egypte, Soudan, Ethiopie (1)
Focus, Le partage des eaux du Nil entre Egypte, Soudan, Ethiopie (2)
Il y a un peu plus d’un an, l’Egypte, l’Ethiopie et le Soudan décidèrent avec détermination de régler leurs différends par la négociation. Le 23 mars 2015, ils signaient à Khartoum un accord dit de « principe » Cet accord, qui n’est pas un règlement final, encadre le processus de négociation et établit que des études d’impacts du barrage Renaissance serviront de base à l’établissement d’un règlement final. Les mois suivants, malgré quelques écueils, les relations égypto-éthiopiennes, encouragées par ce changement, semblèrent s’améliorer de manière exceptionnelle.
Toutefois, cette démarche positive ne parvint pas à faire cesser les critiques d’une partie de l’opinion publique égyptienne. Cette dernière, particulièrement défiante par rapport intentions de l’Ethiopie, émit des réserves sur l’efficacité de cet accord de principe. De fait, le commencement des études d’impacts, nécessaires au règlement de l’affaire, a été sans cesse repoussé en raison de désaccords persistants entre les négociateurs égyptiens et éthiopiens, mais aussi entre les deux compagnies chargées d’effectuer ces études : BRL et Deltares.
Après plus d’un an de ce processus de négociations, un bilan de la stratégie égyptienne semble nécessaire. Dans les deux premières parties, l’historique des évènements permettra de replacer le déroulement de ces négociations sur une période de sept mois. Cette perspective permettra d’analyser, entre les lignes, les décisions du gouvernement égyptien dans les deux dernières parties de ce texte.
Le blocage des négociations
Le 10 septembre 2015, près de six mois après la signature de l’accord du 23 mars 2015, le retrait de la compagnie néerlandaise Deltares des études d’impacts constitua une énième déconvenue pour le gouvernement égyptien. Pire, la réunion tripartite qui devait statuer un mois plus tard sur ce contretemps fut reportée par l’Ethiopie. A partir du mois d’octobre, alors qu’aucune réponse n’avait été apportée au départ de Deltares, le ministère égyptien de l’Eau et de l’Irrigation commença à s’impatienter et fit état de ses préoccupations sur le processus de négociations. Le ministre, Hossam Moghazy, expliqua que les difficultés que rencontraient les négociateurs n’étaient pas d’ordre politique et que Le Caire cherchait activement un compromis. Dans le même temps, Hossam Moggazy crût bon de préciser que l’Egypte gardait des moyens de pression. Cela peut surprendre dans la mesure où des moyens de pression ne peuvent s’appliquer qu’à des problèmes politiques, or le ministre venait de dire ce n’était pas le cas.
Le ministre, exprima également ses inquiétudes sur le fait que l’Ethiopie accélérait les travaux de construction du barrage Renaissance, tandis que les négociations avaient pris un très important retard. Le conseiller et porte-parole du ministre, Alaa Yassin, renchérit en affirmant qu’il fallait terminer les études d’impacts « avant qu’il ne soit trop tard ». De fait, lors de la réunion tripartite d’experts, le TNC (Tripartite National Committee), le 7 novembre 2015 au Caire, les négociations butèrent précisément sur l’impossibilité de déterminer un calendrier précis de l’achèvement des études d’impacts. En effet, du point de vue de la délégation éthiopienne, pour répondre à cette question, une décision politique devait être prise par les ministres.
Les trois ministres de l’Eau et de l’Irrigation, accompagnés par les ministres des Affaires étrangères, se réunirent le 11 décembre 2015 pour trancher la question du calendrier des études. Comme cette réunion ne déboucha sur aucun accord, une nouvelle réunion ministérielle fut programmée pour la fin du mois de décembre. Au même moment, Hossam Moghazy refusait de céder aux appels, dans la presse, à avoir recours à un arbitrage international pour régler la question du barrage Renaissance. Le ministre expliqua que ces négociations s’étaient justement élevées à un niveau interministériel puisque les négociations entre experts « ralentissaient ».
Le « Document de Khartoum »
Les 27, 28 et 29 décembre 2015, les experts et les deux ministres en charge du dossier de chaque pays se retrouvèrent à Khartoum. Le dernier jour, un accord, appelé par la suite le « Document de Khartoum, fut signé. Il prévoyait que les études seraient terminées dans un délai de huit à douze mois et que la société française Artelia remplacerait la société Deltares aux côtés de BRL. Par ailleurs, des sources diplomatiques précisèrent que l’Ethiopie aurait accepté, à cette occasion, la demande égyptienne d’augmenter le nombre de vannes du barrage. Quelques jours plus tard, Hossam Moghazy put confirmer que cinq experts feraient des propositions en ce sens aux autorités éthiopiennes. Parallèlement, le président égyptien, Abdelfattah al-Sissi valida la stratégie gouvernementale et les décisions prises à Khartoum en priant les Egyptiens de ne pas s’inquiéter à propos des eaux du Nil.
Hossam Moghazy se félicita des nouveaux progrès enregistrés par les négociations en avançant que, dorénavant, les experts égyptiens et soudanais pouvaient se rendre sur le site du barrage Renaissance. Son homologue éthiopien, Motuma Mikasa expliqua qu’il s’agissait d’un signe de bonne volonté de l’Ethiopie qui invitait aussi les ministres et même la presse à venir visiter le site des travaux. Dix mois après l’accord de principe, qui stipulait que les deux pays allaient coopérer sur les problèmes soulevés par le barrage, ces deux déclarations, destinées à rassurer les opinions, sont surprenantes. Un tel accord de coopération sous-entendait que chaque pays agisse de manière transparente vis-à-vis de ses partenaires et qu’il n’ait rien à cacher. Il est donc plutôt étonnant que les experts égyptiens et soudanais n’aient pas été autorisés plus tôt à inspecter le site du barrage, notamment après la signature de l’accord du 23 mars 2015.
Un mois après la signature du Document de Khartoum, le 29 janvier 2016, les deux firmes françaises déposèrent leur offre technique auprès des trois gouvernements. Le même jour, Hossam Moghazy déclara que la refonte de la conception du barrage n’était pas le but de ces études. Le 11 février, deux jours après la 12ème réunion tripartite d’experts, les 6 ministres échouèrent de nouveau à s’entendre sur certains aspects de l’offre technique, reportant de facto la signature des contrats avec les firmes. Le 16 mars 2016, Hossam Moghazy annonça dans un communiqué de presse que les contrats avec les firmes seraient signés au cours des deux dernières semaines du mois de mars, après qu’un cabinet juridique, probablement Corbett & Co, ait vérifié les clauses du contrat.
Une communication confuse devenue inaudible
Les retards répétés pour signer les contrats avec les firmes rendent compte d’un phénomène plus large caractéristique des douze derniers mois. La communication sur les négociations, loin d’être efficace, traduit plutôt une grande confusion de la part des autorités politiques qui semblent être mal coordonnées. Quelques heures avant le début des pourparlers de fin décembre, au plus mauvais moment, l’Ethiopie annonçait avoir détourné le cours du Nil pour que ses eaux passent à travers le barrage. En réalité, Addis-Abeba avait déjà changé le lit du fleuve en 2013 pour pouvoir construire le barrage Renaissance. Contre toute attente, Hossam Moghazy ne dénonça pas cette mesure éthiopienne, mais expliqua qu’il s’agissait d’une étape normale qui ne gênerait en rien les négociations. Toutefois, ceux qui, dans l’opinion publique égyptienne, critiquaient depuis longtemps la stratégie gouvernementale virent là une violation de l’accord du 23 mars 2015. En effet, celui-ci stipulait qu’Addis-Abeba devait attendre douze mois après le début des études pour commencer à remplir son réservoir, or remettre le fleuve dans son lit originel n’aurait pas d’intérêt immédiat si ce n’est pour commencer à remplir le barrage. Pour désamorcer la polémique, l’ambassadeur égyptien à Addis-Abeba déclara que le gouvernement éthiopien n’avait pas commencé à remplir le barrage et qu’il n’avait donc pas violé l’accord de principe. Néanmoins, il est permis d’affirmer qu’à partir de ce moment, la parole du gouvernement égyptien était devenue inaudible auprès de son opinion publique. Plutôt que d’accorder crédit aux dires des autorités égyptiennes, plusieurs personnalités consultèrent des images satellites pour se faire une opinion et, selon certains universitaires, si la phase de remplissage n’avait pas commencé, elle serait imminente.
Le fait qu’aucun contrat n’ait été signé avec les cabinets de consultants durant toute l’année laisse penser que le TNC n’a pas pu apporter de solutions techniques, à cause d’instructions politiques incompatibles, venant à la fois du Caire et d’Addis-Abeba. Pourtant, les trois gouvernements se sont attachés à toujours afficher une parfaite entente. Devant l’absence de progrès tangibles, leur explication, commune, était de dire qu’il ne s’agissait pas de désaccord politique de fond, mais plutôt de problèmes d’incompréhension. Le ministre des Affaires étrangères soudanais, Ibrahim Ghandour alla jusqu’à déclarer qu’il n’y avait pas de crise concernant le barrage Renaissance, mais juste une « crise de confiance » De fait, s’il y a bien un point sur lequel les trois gouvernements sont d’accord, de manière constante, c’est sur le fait qu’il faut des « mesures pour renforcer la confiance mutuelle ». Il y a l’idée que le renforcement des liens entre les trois pays doit permettre de leur faire accepter plus facilement des compromis. Au cours de la Conférence de l’Investissement Africain, en février 2016 à Charm el-Cheikh, les trois pays décident donc de créer un « cadre institutionnel commun » pour financer des projets de développement national.
Loin de convaincre les opinions, les déclarations officielles masquent mal l’absence évidente de compromis entre les trois Etats et donnent plutôt l’impression qu’aucun ne veut admettre l’échec patent du processus de négociation. L’absence de transparence à propos de ces négociations et les propos contradictoires des différents participants ont conduit à décrédibiliser la parole officielle. En effet, chaque gouvernement affirme que les négociations se passent bien sans n’avoir rien cédé sur l’essentiel. Le Caire a régulièrement dit que la quote-part de l’Egypte ne serait pas modifiée, tandis qu’Addis-Abeba a toujours soutenu qu’il était hors de question de changer le calendrier de construction du barrage. Le directeur des relations publiques du ministère de l’Eau et de l’Energie éthiopien, Bizuneh Tolcha, a même rejeté la possibilité d’apporter des modifications à la structure du barrage et donc d’augmenter le nombre de ses vannes. C’est probablement cet ensemble d’éléments qui a alerté un nombre important de personnalités : il est peu vraisemblable que les négociations puissent apporter de solution acceptable pour tous en l’absence de concessions.
Une situation qui semble échapper de plus en plus au Caire
Tout au long de cette année de négociations, les médias égyptiens ont régulièrement accusé l’Ethiopie de ne pas avoir une attitude loyale et de se servir de ces négociations pour continuer tranquillement les travaux de constructions du barrage. De fait, la majorité des personnalités mises en avant par la presse égyptienne estiment que le processus de négociations ne marche pas et qu’il faut changer de politique. Pour le démontrer, Mohamed Allam, ancien ministre égyptien de l’Eau et de l’Irrigation, a détaillé, dans une longue tribune dans Al-Ahram Weekly, les différentes étapes de ce cycle de négociations, commencé il y a plus d’un an. L’Egypte, explique-t-il, avait accepté de négocier avec l’Ethiopie car elle n’avait aucun moyen de faire arrêter directement les travaux. Néanmoins, à chaque fois que Le Caire faisait des concessions, Addis-Abeba, plutôt que de faire de même pour trouver un compromis, en profitait pour réclamer toujours plus. L’erreur du gouvernement égyptien est donc d’avoir fait des concessions sans demander de contreparties immédiates dans l’espoir que le gouvernement éthiopien assouplirait ses positions. Devant l’absence de progrès et pour répondre aux inquiétudes de la population égyptienne, Abdelfattah al-Sissi était donc intervenu. Cette intervention au plus haut niveau avait alors permis de sceller l’accord de principe du 23 mars 2015. Si les négociations ont échoué, c’est en raison des différences de vue purement politiques, estime Mohamed Allam. Ce dernier accuse notamment le ministre de l’Eau et de l’Irrigation et celui des Affaires étrangères d’avoir répété que tout se passait bien alors que les négociations avec l’Ethiopie ne servaient clairement à rien. Selon Hani Sewilam, chercheur en gestion des ressources hydriques à l’Université de Rhénanie-Westphalie, l’attitude des ministres a poussé le gouvernement à commettre de lourdes erreurs. Ainsi, lorsque Hossam Moghazy déclare en Août 2014, pour rassurer la population égyptienne, qu’il n’y a aucun problème avec la première phase des travaux, il ne peut plus faire marche arrière, en décembre 2015, lorsqu’il se rend compte qu’il faut augmenter le nombre de vannes.
Nader Noureddine, professeur en ressources hydriques à l’Université du Caire, est également très critique sur l’attitude intransigeante de l’Ethiopie malgré les concessions égyptiennes. En effet, le gouvernement éthiopien refuse de parler du quota d’eau, de l’arrêt des travaux et des spécificités du barrage. Il était donc prévisible qu’Addis-Abeba rejette les propositions des experts égyptiens d’augmenter le nombre de vannes du barrage. Pire, Nader Noureddine soupçonne l’Ethiopie d’avoir volontairement retardé toutes les réunions jusqu’au moment où le barrage serait construit à 50% pour rendre impossible la possibilité d’augmenter le nombre de ces vannes. Il faut donc maintenant négocier sur la hauteur du barrage, estime-t-il. De son côté, Hani Sewilam estime plutôt, qu’au stade où en sont les travaux, les trois gouvernements peuvent uniquement négocier sur le temps de remplissage du barrage. Dans le scénario le plus optimiste, le remplissage se ferait en sept ans mais réduirait tout de même l’approvisionnement de l’Egypte de 25% et réduirait aussi de 11% la quote-part de l’Egypte durant cette phase de remplissage. Cependant, le premier ministre égyptien, Sherif Ismail, déclarait que l’Egypte négociait pour un remplissage du réservoir qui se ferait sur une période de neuf à douze ans. Pour Nader Noureddine, la question du remplissage du barrage est moins importante que celle de sa hauteur. En effet, l’Ethiopie subit depuis neuf ans une sécheresse, qui a mis à l’arrêt plusieurs barrages soudanais, et devrait donc attendre une meilleure saison pour commencer à la remplir.
Une stratégie qui a échoué ?
Quatre mois après la signature du Document de Khartoum, qui prévoyait que les études seraient terminées dans un délai de huit à douze mois, les deux firmes choisies n’ont toujours pas commencé leurs travaux. Plus d’un an après la signature de l’accord de principe, le 23 mars 2015, aucune amélioration notable ne s’est produite.
En Egypte, l’impression que le gouvernement n’a pas une politique bien définie, mais plutôt qu’il improvise, lui a ôté toute crédibilité auprès de l’opinion publique égyptienne. D’ailleurs, l’objet des négociations et les demandes égyptiennes restent très flous. Il est difficile de savoir si le gouvernement égyptien a essayé de négocier sur les caractéristiques du barrage ou seulement sur la façon de procéder aux études d’impacts.
Il est permis de penser que Le Caire a non seulement mal anticipé les complications qui pouvaient survenir après la signature de l’accord du 23 mars 2015, mais aussi qu’il a fait une erreur politique majeure en laissant trop longtemps l’Ethiopie construire le barrage. Hani Sewilam explique que ces études d’impacts, qui sont en fait des études de faisabilité, sont un non-sens :
“Que ferons-nous si les études montrent qu’il y a des impacts négatifs sur les pays en aval ? Allons-nous démolir le barrage ? Serons-nous capables de modifier le corps du barrage existant ? Ou essayent-ils (les Ethiopiens) de simplement gagner du temps parce qu’ils savent que la réponse à toutes ces questions est un gros non ?”
Il n’est pas exclu que le gouvernement soit conscient de cette réalité et qu’il espère que les résultats de l’étude auront un poids suffisant pour contraindre l’Ethiopie à ne pas réduire le débit du fleuve. Cependant, cela semble être un pari bien risqué. Il est permis de douter de la capacité qu’auront l’Egypte et l’Ethiopie à s’entendre sur le déroulement de la phase de remplissage, au vu de cette année de « négociations »…
Wahel Rashid