© Angélique Palle
Le 23 mars 2015, le premier ministre éthiopien, Hailemariam Desalegn, le président égyptien, Abdel Fattah al-Sissi et le président soudanais Omar el-Béchir, réunis à Khartoum, ont décidé de signer un accord de « principe » afin d’aplanir leurs différends concernant la question du Nil. En effet, depuis 2011, le projet de construction par le gouvernement éthiopien d’un barrage sur le Nil bleu envenime les relations entres les trois Etats. En Egypte, cette question est régulièrement traitée comme une question de sécurité nationale pour le pays puisque 95% de son approvisionnement en eau vient du Nil ; or le Nil bleu contribue à hauteur de 59% du débit total du Nil. Cet événement fut l’occasion d’un échange de « courtoisie » entre les chefs d’Etat éthiopien et égyptien : Hailemariam Desalegn assura que le projet éthiopien ne causerait pas de dommage à l’Egypte, tandis qu’Abdel Fattah al-Sissi annonça que, entre la coopération et le conflit, les trois pays avaient « choisi de coopérer ». Les tensions avaient atteint leur paroxysme en juin 2013 lorsque l’ancien président égyptien, Mohamed Morsi, avait dirigé une réunion au cours de laquelle certains responsables égyptiens avaient suggéré d’utiliser la force armée pour régler la question du barrage Renaissance en Ethiopie. Le barrage Renaissance (GERD en anglais pour Grand Ethiopian Renaissance Dam) qui doit être opérationnel en 2017 promet d’être la plus grande structure hydroélectrique d’Afrique avec une production de 6000 mégawatts par an. Le coût prévu pour ces travaux est de 4,5 milliards d’euros entièrement financés par l’Ethiopie et ses citoyens à travers un emprunt obligataire national.
Un accord de principe
Al-Ahram Hebdo dans son édition du 11 mars avait déjà fait état d’un accord de « coopération politique » conclu à Khartoum le 5 mars. Il fit suite à une réunion interministérielle, de trois jours, qui s’était déroulée au début du mois de mars et qui réunissait les ministres des affaires étrangères et ceux en charge des questions d’irrigation des trois pays. Elle succéda à deux autres réunions qui s’étaient tenues le mois précédent à Addis-Abeba. A son issue, les ministres avaient présenté un texte commun, soulignant les craintes des deux pays d’aval, aux présidents des trois pays. Alaa Yassine, consultant du ministre des Ressources hydriques et de l’Irrigation et membre du comité égyptien sur les négociations concernant le barrage Renaissance, avait à l’époque regretté que cet accord soit « resté dans les bureaux des trois présidents ». De son côté, Hussein al-Atfi, secrétaire général du Conseil arabe de l’eau, parlait déjà d’un accord de principe sans donner plus d’information sur son contenu. C’est cet accord, négocié au début du mois de mars, qui fut signé le lundi 23 mars dans la capitale soudanaise.
Le 20 mars, alors que la signature d’un accord sur le barrage Renaissance par le président al-Sissi avait été annoncée, le ministre des Affaires étrangères égyptien, Sameh Shoukry, avait déclaré que l’accord, qui serait signé au cours d’une tournée présidentielle de trois jours, n’altérerait pas les droits accordés à l’Egypte. L’Egypte s’appuie en effet sur les traités de 1902, 1929 et 1959 pour affirmer ses droits dans la gestion du Nil. De fait, l’accord signé entre les trois chefs d’Etat et de gouvernement, publié par le site d’information Ahram Onlinequelques jours après sa signature, composé de dix principes, ne reprend pas les précédents traités. Il encadre les négociations tripartites concernant le barrage Renaissance et définit aussi les principes d’une coopération plus globale à l’échelle du bassin du Nil. Le texte met en avant le rôle positif du barrage Renaissance dans le développement économique de la région tout en soulignant que la résolution des tensions qui l’entourent devra se faire de manière pacifique et par la négociation.
Plusieurs journaux égyptiens comme Egypt Independent ou Ahram Online prévoyaient que le président égyptien demanderait formellement au parlement éthiopien la reconnaissance de droits de l’Egypte sur les eaux du Nil en échange de l’acceptation par le Caire de la construction du barrage Renaissance. En effet, le 25 mars, la visite officielle du président al-Sissi à Addis-Abeba, une première depuis 1985, semblait sceller cette nouvelle phase des relations égypto-éthiopiennes. Au cours de cette visite, le chef d’Etat égyptien prononça un discours devant le parlement éthiopien dans lequel il réaffirma la volonté de l’Egypte de « tourner la page » de ses relations antérieures avec l’Ethiopie mais, en réalité, cette allocution ne donna pas d’éléments concrets supplémentaires.
Des analyses divergentes sur les implications de cet accord
En Egypte, de nombreuses critiques ont été formulées dans la presse par certains experts ou anciens responsables politiques. Pour l’ancien ministre de l’Irrigation, Mohamed Nasreddin, qui réagit à l’annonce de l’accord du 23 mars, sur le site Middle East Monitor, le gouvernement égyptien renonce aux droits sur les eaux du Nil qui sont à la base des prétentions égyptiennes. En outre, cet accord insiste, toujours selon cet ancien responsable, sur le fait que le barrage Renaissance relève de la souveraineté de l’Ethiopie. Ces critiques s’inscrivent dans un climat de très grande défiance de la société égyptienne vis à vis des intentions réelles de l’Ethiopie. En effet, dans l’édition du 24 décembre 2014 d’Al Ahram Hebdo, de nombreuses personnalités égyptiennes accusent l’Ethiopie de vouloir gagner du temps pour mettre l’Egypte devant un fait accompli. Malgré sa volonté affichée de coopérer avec les autres Etats, le gouvernement d’Addis-Abeba ne ralentit absolument pas le chantier et n’attend pas les résultats d’éventuelles études sur l’impact du barrage.
En revanche, dans Ahram Online, un article, « Egyptian experts divided over Rennaissane Dam declaration of principles » nuance ces critiques. Amany el-Taweel, spécialiste des affaires africaines au Centre d’études politiques et stratégique (CEPS) d’al-Ahram, nuance cette perception car, selon elle, l’accord n’accorde rien à personne. Il s’agirait de réduire les tensions et d’introduire un climat propice aux négociations toujours en cours : « c’est un geste diplomatique par excellence ». Il ne s’agit donc pas d’un accord définitif mais d’une étape préliminaire en vue de la conclusion d’un accord définitif. Certains acteurs gouvernementaux vont plus loin, estimant que cet accord offre des garanties à l’Egypte. Selon eux, l’accord garantit que le barrage Renaissance ne servira pas à l’agriculture. Ils rappellent que selon l’article 2 de ces accords, sur le principe de développement et l’intégration, le but du barrage est de produire de l’énergie électrique.
Pour le professeur Solomon Ayele Dersso, chercheur à l’Institut des études de Sécurité d’Addis-Abeba, qui s’exprime longuement sur le site d’Aljazeera, cette déclaration de principe va dans le bon sens. Selon lui, elle contribue à combattre le climat de « suspicion et d’animosité » qui définit depuis longtemps les relations entre l’Egypte et l’Ethiopie. Solomon Ayele Dersso souligne que le fait que l’Egypte et l’Ethiopie aient pu s’entendre sur un texte sur le Nil, indépendamment de son contenu, est en soit un événement historique. Toutefois, comme certains de ses homologues égyptiens, il souligne qu’il ne s’agit que d’une déclaration politique et absolument pas d’un engagement juridique. Pour ce chercheur, cet accord est la marque d’un changement de rapport de force dans la région au profit de l’Ethiopie. L’abandon par le Soudan de son partenariat avec l’Egypte y aurait largement contribué. Le revirement du Soudan s’expliquerait, selon Khaled Hanafy, chercheur au Centre d’études politiques et stratégique d’Al-Ahram, par le fait que Khartoum espère tirer quelques bénéfices de la construction du barrage Renaissance. En effet, le nouveau barrage devrait mettre fin aux inondations en aval et retenir le limon éthiopien qui freine les turbines des barrages du Soudan. Ce limon serait responsable d’un déficit de 40% de leur production hydroélectrique. Enfin, le gouvernement soudanais espère importer le surplus d’énergie produit par l’Ethiopie grâce à ce nouveau barrage.
Un accord préliminaire en vue d’accords techniques plus détaillés
Pour Hani Raslan, expert sur le basin du Nil au CEPS, l’accord du 23 mars permet à l’Egypte d’améliorer son image sur la scène internationale et principalement en direction des autres pays nilotiques. Il souligne que la nouvelle atmosphère qui se dégage à la suite de cette première étape peut apporter des « résultats considérables ». De fait, cet accord est vu à l’international comme une première étape qui doit permettre de trouver une issue à ce dossier. Le journal Egypt Indpendent a d’ailleurs repris la déclaration faite par la porte parole du Département d’Etat américain, Jen Psaki, qui se félicitait de cette « étape importante ».
Le site d’information Al-Monitor dans son article « Egypt warily signs preliminary Nile agreement » interroge le conseiller juridique du Comité Suprême de l’Egypte pour l’eau du Nil sur les implications juridiques de l’accord signé le 23 mars à Khartoum. Ce dernier affirme que ce qui a été signé à Khartoum n’annule pas les traités de 1902, 1929 et 1959, lesquels servent de base juridique aux prétentions égyptiennes. Le juriste explique que cet accord n’est qu’une première étape avant la signature d’accords plus détaillés. Cependant, il souligne que les négociations de ces accords techniques seront plus difficiles. En effet, c’est sur ces futurs accords techniques que l’Egypte devra défendre les droits que lui ont accordés les précédents traités. Néanmoins pour se mettre d’accord sur le volet technique, qui concerne entre autre la phase de remplissage du barrage Renaissance, les trois gouvernements doivent attendre les conclusions d’une étude, qui sera faite par un cabinet de consultants indépendants, sur l’impact du barrage sur les pays en aval. En août 2014, les trois pays s’étaient fixé un délai de six mois pour choisir ce cabinet, or, huit mois plus tard, aucun cabinet n’avait été désigné. Ce retard serait dû aux différences de vues entre les experts égyptiens et éthiopiens. Huit jours après la signature de l’accord de Khartoum, les ministères égyptien et éthiopien avaient déclaré que le choix de la société de conseil serait fixé la semaine suivante. Néanmoins, cette décision a été une nouvelle fois différée et, à ce jour, aucune société n’a été désignée. Le cabinet d’étude bénéficiera d’un délai de cinq mois pour rendre ses conclusions.
De son côté, le journal Mada Masr reprend un document écrit par un chercheur de l’Institut International pour la Diplomatie Publique, Ahmed Abizaid, pour attirer l’attention sur les causes du changement de position de l’Egypte. Selon Ahmed Abizaid, l’attitude égyptienne pourrait être le résultat d’une « relecture » plus réaliste de sa situation à savoir qu’elle ne peut pas empêcher l’Ethiopie de construire son barrage. Cette impression semble être confirmée par les déclarations du Ministre égyptien de l’Irrigation, Hossam Moghazi, qui a déclaré le 28 mars que l’Egypte est entrée dans une « ère de la pauvreté en eau ». C’est la première fois qu’un haut responsable égyptien reconnaît la situation de pénurie qui touche l’Egypte depuis de nombreuses années puisque le pays consomme annuellement 83 milliards de mètres cubes d’eau alors que les traités de 1929 et de 1959 ne lui donne « que » 55,5 milliards de mètres cubes d’eau. Le ministre a poursuivi en expliquant à l’opinion publique égyptienne qu’il fallait que le pays rationnalise sa consommation d’eau.
Wahel Rashid
Retrouvez la suite de cette revue de presse thématique :
Focus, Le partage des eaux du Nil entre Egypte, Soudan, Ethiopie (2)
Focus, Le partage des eaux du Nil entre Egypte, Soudan, Ethiopie (3)