L’expropriation qui pèse aujourd’hui sur les îles de Dahab, d’Al Ouarraq et de Qursaya, les trois îles agricoles du Nil, poumons de la capitale égyptienne, représentent un enjeu capital pour le pouvoir égyptien.
Le calme qui règne sur l’île dorée (gezirat Dahab) est déconcertant. Les champs qui jonchent la petite étendue de terre, scindant les eaux du Nil, contrastent avec le bruit et la pollution caractéristiques de la capitale égyptienne. Située en plein cœur de celle-ci, l’île abrite une population estimée à 9 000 habitants, pour l’essentiel des agriculteurs. Les cinq mosquées et l’église constituent les seuls bâtiments collectifs du lieu. La carence en services publics contraint les habitants à s’exiler quotidiennement de l’île en felouq afin de scolariser les enfants ou encore accéder aux soins. L’absence de routes et de voitures procure cette impression de calme que seules les îles agricoles du Nil peuvent offrir au cœur de la cohue cairote. Ces enclaves pourraient cependant ne devenir qu’un vieux souvenir si les menaces d’expropriation auxquelles font face les populations locales venaient à se matérialiser.
L’expropriation, une menace récurrente
Le 16 juillet 2017, la menace s’est concrétisée lorsque des heurts ont éclaté entre les habitants de l’île d’Al Ouarraq, au nord de la capitale, et les forces de l’ordre. Ces dernières avaient pour mission d’entamer les expulsions des logements informels qu’occupent les agriculteurs. Pressentie mais imprévisible, cette confrontation meurtrière (un décès) faisait suite aux propos tenus par le président Abdel Fattah El-Sissi le mois précédent, lors d’une conférence sur la « récupération des terres » : « Il existe une île au milieu du Nil qui s’étale sur 5,25 km2, le chaos s’y est répandu et les gens ont construit sur des terrains qu’ils se sont appropriés ». Cette péninsule se distingue par une population plus nombreuse, avec près de 90 000 habitants, et constitue, avec Gezirat Dahab, l’une des trois îles agricoles qui rencontrent des troubles relatifs aux menaces d’expropriation.
L’État égyptien, auquel appartiennent les terres, juge que ces populations insulaires occupent des habitations illégales au regard de la législation. Cette dernière consacre le statut de « protectorats naturels » de ces trois îles depuis l’émission d’un décret gouvernemental en 1996. Néanmoins, la jurisprudence foncière en vigueur sur les îles repose sur un mécanisme appelé wad’ yad (possession adverse) que l’Etat conteste. A cet égard, toute personne qui occupe un logement depuis 15 ans, en devient de facto propriétaire.
Outre la défense d’un mode de vie rural notamment caractérisé par la solidarité et la vie en collectivité, les paysans dénoncent l’attitude ambiguë des autorités à leur égard. En effet, comment l’État peut-il considérer ces logements illégaux alors qu’ont été mis en place à Ouarraq certains services publics élémentaires tels que trois écoles publiques, un poste de police, un bureau de poste ou encore l’alimentation de l’île en électricité, ce qui a paradoxalement contribué à normaliser la situation des habitants.
Bien au-delà de cette confrontation entre droit positif et droit coutumier sur la question de la propriété qui oppose les habitants aux autorités, c’est à un combat pour la terre auquel on assiste. Il met aux prises d’un côté les investisseurs publics et privés qui miroitent une ressource économique considérable, et de l’autre des fellah qui luttent afin de conserver leur outil de travail ainsi que leur espace de vie, porteur de sens et d’identité.
L’expulsion, inéluctable issue d’un combat asymétrique ?
Il faut remonter à l’ère Moubarak et au milieu des années 2000 pour retrouver les origines de ce conflit. En 2005, le gouvernement égyptien prononce les premières menaces d’expulsion à l’encontre des paysans qui répliquent par de virulentes mobilisations, unissant ainsi les trois îles agricoles cairotes dans une lutte commune. L’année 2008 marque un tournant avec l’annonce du projet « Cairo 2050 », porté par Gamal Moubarak, fils de l’ancien président déchu. Ce dernier prévoyait de faire de l’île de Dahab, entre autres, une « zone d’investissement », dessein abandonné suite à la révolution de 2011.
Associé à cet ambitieux projet qui prévoyait la création de 15 lignes de métro et 1 000 nouvelles rues avant 2050 afin de désengorger les axes routiers, le plan d’ensemble Giza 2030 envisageait de faire de ces trois îles des zones de résidence haut de gamme et d’accueillir un vaste espace récréatif. Deux ans plus tard, en 2010, les insulaires de Qursaya remportent une première victoire lorsque le conseil d’État reconnaît leur droit à rester sur l’île.
Néanmoins, depuis peu, les habitants des trois îles agricoles du Caire redoutent de nouveau l’expulsion. Le président El-Sissi a lancé en mai 2017 une campagne nationale de démolition des bâtiments illégalement construits, accompagné le mois suivant d’une conférence sur la « récupération des terres ».
Cette campagne, qui pourrait se traduire par le déplacement des populations insulaires, rappelle celui des populations nubiennes lors de la construction du barrage d’Assouan, qui avait entraîné la destruction d’une partie du patrimoine culture nubien, et provoqué de nombreuses mobilisations protestataires.. Plus récemment, la modernisation du Canal de Suez de 2014 à 2015 a également provoqué des mouvements forcés de population (2 000 personnes).
Quel horizon pour ces terres ?
Au-delà du sort incertain de ces parcelles et de leurs habitants, cet affrontement soulève la question de la portée écologique de tout développement envisagé sur les îles. Le gouvernement a fait du respect de l’environnement un prétexte justifiant l’intervention étatique, n’hésitant pas à se présenter comme le garant de la protection des espaces liés au Nil, comme en témoignent les propos du président égyptien en mai 2017 : « Et désormais il y a 50 000 maisons ici. Où vont leurs eaux usées ? Elles vont dans l’eau du Nil que l’on boit. On ne peut l’autoriser et s’infliger cela ».
En adoptant cette posture de caution écologique sur le dossier, les autorités ont fait du respect de l’environnement un critère fondamental pour tous les projets qu’accueilleraient les îles. Sur ce point, les perspectives les plus probables sont au nombre de trois selon Ahmed Ayoub, porte-parole du comité étatique de la remise en état des terres et des biens : développement de bâtiments et de projets de services notamment touristiques, vente aux enchères des terres ou remise des lopins aux habitants si ces derniers prouvent qu’ils ont investi la terre « convenablement ».
Plus concrètement, l’île d’Al Ouarraq fait l’objet d’un projet appelé « Axe Rod al-Farrag » qui ambitionne de désengorger le centre-ville à travers la construction d’un pont reliant la ring road au quartier de Shubra. Quant aux îles de Qursaya et de Dahab, le flou qui entoure les projets et l’absence de consultation des habitants contribuent à aggraver les tensions.
Quoi qu’il en soit les paysans sont déterminés à conserver cette terre qui leur est chère et font tout pour que les projets gouvernementaux s’enlisent. Abu Ahmed, qui habite l’île depuis sa naissance il y a 55 ans, affirme sa volonté de rester sur « sa terre » : « Nous sommes ici depuis 60 ans, ça fait 60 ans que l’on résiste, je ne vois pas pourquoi on cèderait maintenant ! Et puis, de quel droit le gouvernement disposerait de cette terre ? ».
Le conseil des habitants de l’île d’Al Ouarraq qui s’est organisé et réuni une première fois en octobre 2017 en témoigne. Il a abouti à l’élaboration d’une charte permettant d’unifier la représentation de la population face au gouvernement, et fait désormais pression pour que ce dernier élabore de concert avec les habitants le plan de développement de l’île.
Les habitants des îles sont donc dans l’expectative face à toute nouvelle initiative des autorités. Quant à celles-ci, leur attentisme souligne leur difficulté à relever de concert les défis économiques, sociaux et écologiques que représentent les îles agricoles du Caire.
Victor Olivereau