
Publié le 21 janvier 2015, L’Égypte en Révolutions permet au lecteur de revenir, via des articles universitaires rédigés par différents chercheurs, français et égyptiens, membres ou collaborateurs du CEDEJ, sur les quatre années qui ont suivi la Révolution de janvier 2011. L’objet principal de cet ouvrage ne sera pas de revenir sur les causes et les prémisses de la Révolution comme a pu le faire L’Égypte au présent : inventaire d’une société avant révolution, publié en 2011 chez Actes Sud, mais bien sur ses suites. Bernard Rougier et Stéphane Lacroix invitent même le lecteur à voir L’Égypte en Révolutions comme le « prolongement » de cet ouvrage référence de 1179 pages.
Bernard Rougier fut directeur du CEDEJ de 2011 à 2015, alors qu’il était maître de conférences en science politique; il a concentré la plupart de ses recherches sur le Moyen-Orient et le monde musulman, notamment le Liban. Stéphane Lacroix est lui professeur à Sciences Po et chercheur associé au CEDEJ.
Si la plupart des contributeurs à l’ouvrage sont spécialistes en science politique, certains proposent une approche plus tournée vers l’économie, le droit ou la sociologie, offrant une diversité de regards. Ainsi, le livre englobe la diversité politique, socio-économique (mouvement ouvrier, sociologie électorale) ou géographique (Sinaï) de l’Égypte et de sa Révolution. L’analyse offerte s’en trouve relativement exhaustive.
L’ouvrage se décline en quatre parties.
L’introduction, rédigée par Bernard Rougier et Stéphane Lacroix, précise le contexte au moment de la publication de L’Égypte en Révolutions. Ce contexte est celui de l’échec de Mohamed Morsi et de son gouvernement islamiste, chassés du pouvoir par le coup d’État militaire du 3 juillet 2013, un coup d’État qui imposera le Général Abd al-Fattah al-Sissi à la tête de l’État égyptien. Pour les deux auteurs, le constat est clair : les révolutionnaires de Tahrir ont échoué à concrétiser politiquement leur révolution. Pour faire court, cet échec serait dû à l’alliance de l’Armée et des Frères Musulmans, deux institutions conservatrices qui en s’alliant ont pu maîtriser le calendrier institutionnel post-révolutionnaire au détriment des révolutionnaires les plus radicaux. Dans ce jeu à plusieurs acteurs, la chute de Morsi s’expliquerait, elle, par une nouvelle alliance de circonstance. L’Armée, inquiète de voir Morsi renforcer son pouvoir face aux juges (décret du 21 novembre 2012) mais encore plus inquiète d’une potentielle islamisation de l’État et de la Constitution, s’est en quelque sorte appuyée sur le retour dans la rue des révolutionnaires à l’été 2013 pour renverser les Frères Musulmans.
La première partie du livre « Les Frères Musulmans à l’épreuve du pouvoir » se compose de trois articles et revient sur un an de gouvernement islamiste jusqu’à la chute du régime dominé par Mohamed Morsi et les Frères Musulmans.
Dans une contribution intitulée « Les causes d’un échec », Patrick Heanni, professeur de science politique à Sciences Po et chercheur associé au CEDEJ, retrace le combat opéré et perdu par les Frères Musulmans face aux forces de l’Ancien Régime et de l’État profond (justice, administration, armée…) dans leur tentative de « frériser » l’État. Cependant,, l’échec des Frères Musulmans serait moins lié à cette bataille institutionnelle qu’à une mauvaise compréhension des attentes de la population. À la recherche de stabilité, Morsi aura en fait joué la carte de l’ordre, tant politique (répression des mouvements sociaux) qu’économique (rapprochement avec les hommes d’affaires de l’Ancien Régime et maintien du système en place). Par conséquent, les Frères Musulmans auraient laissé de côté les aspirations politiques profondes des Égyptiens en ne réfléchissant qu’en terme de gouvernance (« bonne gestion », relance de la croissance économique), oubliant la politique.
Dans son article « À l’épreuve du passage à la légalité », Marie Vannetzel s’intéresse elle au changement de statut des Frères Musulmans. Pour elle, l’échec du mouvement islamiste est aussi dû à des causes internes et une transition ratée entre la clandestinité sous l’Ancien Régime et l’accès aux responsabilités. La perte de la légitimité que leur offrait l’oppression, la persistance de l’indéfinition et du flou autour de l’organisation, l’ébranlement de leur ancrage social ainsi que la remise en cause des anciens liens militants sont autant de difficultés auxquelles n’auront pas su faire face les Frères.
La première partie se conclut sur une analyse économique « Entre populisme social et conservatisme pragmatique », délivrée par Amr Adly. Cet article fait aussi le constat d’une transition ratée, cette fois économique, du fait de la non-remise en cause de l’économie moubarakienne (maintien des élites économiques, des relations économiques avec l’étranger et du rôle de l’État dans l’économie). Seule la lutte contre la corruption a été vue comme prioritaire par des dirigeants islamistes qui ont sous-estimé la crise sociale. Les revendications sociales, qui avaient, entre autres, porté les Frères Musulmans au pouvoir, n’auront été que réprimées et isolées.
Ces trois textes, qui expliquent chacun l’échec des Frères Musulmans, véhiculent l’idée que le mouvement islamiste n’est pas allé assez loin et n’a pas répondu aux profondes attentes de changement de la population égyptienne. Cette partie amène à la conclusion suivante : le fait que les Frères Musulmans ne soient pas les enfants légitimes d’une Révolution – qu’ils ont plutôt habilement récupérée pour accéder aux responsabilités – explique ce manque de compréhension à l’égard de la voix politique et sociale portée par la place Tahrir. La déception engendrée aura eu raison des islamistes et a laissé le champ libre à l’Armée pour effectuer son retour au sommet de l’État.
La deuxième partie du livre se cantonne à une analyse institutionnelle du paysage politique égyptien post-révolutionnaire. Elle s’intitule « État, institutions et processus politiques ».
Abordant « le rôle des élections », Clément Steuer évoque la naissance d’un nouveau système d’élection plus démocratique (contrôle de l’Armée assoupli, lutte contre les fraudes) qui a permis de montrer les clivages sociaux qui animent la société égyptienne, alors que les élections de l’ère Moubarak avaient pour fin de les masquer et de réunir artificiellement la population derrière son leader. Pour ce politiste, le clivage principal s’est articulé autour de la religion et de son rôle politique. Par ailleurs, des graphiques montrent de manière claire les différences entre les élections législatives de 2011-2012 qui ont vu une victoire des forces politiques proches du centre, et les élections présidentielles de juin 2012 qui ont davantage favorisé les extrêmes. Cette opposition est longuement expliquée dans l’essai.
« La justice égyptienne dans l’ère post-révolutionnaire » de Nathan Brown retrace le rôle de l’appareil judiciaire avant, pendant et après la Révolution. La justice égyptienne a mené, après la chute de Moubarak, un combat pour l’autonomie envers les pouvoirs politiques. Les pouvoirs judiciaires se sont ainsi ralliés massivement à la Révolution. Cependant, Brown explique que la suite des événements et la position à adopter vis-à-vis de Morsi ont fait émerger de profondes divisions au sein du pouvoir judiciaire.
Zaid al-Ali compare les Constitutions de 2012, 2013 et 2014 dans une contribution intitulée « Troisième Constitution égyptienne en trois ans ». Les deux premières sont considérées comme des échecs en termes de protection des plus faibles et de justice sociale, les droits proclamés étant trop flous et sans effet dans leur application. L’idée répandue est que la Constitution de 2014 mise en place par le Général al-Sissi est la plus respectueuse des Droits humains et sociaux de l’histoire égyptienne. Or, l’auteur tempère cette idée : s’il admet que les droits proclamés dans le nouveau texte n’ont jamais été aussi nombreux et que la religion est moins présente, il reste très sceptique compte tenu de l’absence de mécanisme pour mettre en œuvre ces Droits, sans compter que la Constitution maintient un régime très présidentiel et protège les nombreux privilèges des institutions étatiques.
Enfin, l’article de « Sociologie électorale de la séquence 2011-2013 » co-écrit par Hala Bayoumi et Bernard Rougier nous permet de comprendre les mutations de l’électorat égyptien entre 2011 et 2013. En déployant leur analyse à l’échelle régionale, les auteurs concluent à une régression progressive et visible du vote islamiste en milieu urbain, à une radicalisation idéologique en Haute-Égypte entre des citadins craignant une théocratie et des ruraux défendant les valeurs islamiques et la charia. Une autre part de l’analyse est consacrée aux pratiques électorales affirmées de plusieurs groupes : les ouvriers, les migrants ruraux en milieu urbain, les pauvres et les paysans. La Révolution a été un moment riche pour les études de sociologie électorale, puisqu’elle a remis en cause les liens traditionnels de clientèles dans les campagnes et les petites villes.
La troisième partie de l’ouvrage est axée sur une sociologie des mobilisations, en s’appuyant sur plusieurs exemples marquants. Une première illustration est fournie par « le salafisme révolutionnaire dans l’Égypte post-Moubarak » analysé par Stéphane Lacroix et Ahmed Zaghloul Chalata. Ces auteurs reviennent sur ce mouvement radical, rallié sur le tard à la Révolution et constitué autour d’un leader charismatique, le Cheikh Hazim Abdou Isma’il. Cet avocat salafiste a réussi à faire émerger un mouvement politique original, mêlant dans son discours la radicalité religieuse du salafisme (application de la charia, port du voile intégral pour les femmes et de la barbe pour les hommes, etc) et un répertoire intégrant le discours révolutionnaire de Tahrir (lutte pour les opprimés contre les élites politiques et économiques). Pour qualifier le mouvement qui s’est revendiqué comme le véritable héritier de Janvier 2011, les auteurs proposent de façon audacieuse le terme d’islamo-gauchisme.
Dans un article au titre explicite « Sinaï, la production du terrorisme », Ismail Alexandrani s’intéresse à la région du Sinaï, qui incarne l’exception violente dans une révolution jugée pacifiste. Cette violence localisée dans le Nord de la péninsule, et plus particulièrement dans la région proche de Gaza, est expliquée par les frustrations anciennes subies par les habitants de la région (Bédouins, réfugiés palestiniens…) face à la répression massive de la police moubarakienne. L’effondrement du régime aurait offert aux habitants du Nord-Sinaï l’opportunité d’exprimer un ressentiment profond et à des groupes terroristes comme Ansar Bayt Al-Maqdis de se constituer. Ce texte s’avère très intéressant à la fois car il traite d’une région très particulière de l’Égypte et car il offre une lecture sociologique inédite dans la compréhension de la violence et de l’émergence du terrorisme.
« Le mouvement ouvrier et syndical au défi de la transition » écrit par Nadine Abdalla revient de façon chronologique et descriptive sur la politisation des syndicats ouvriers et leur rôle nouveau dans l’après-Révolution. N. Abdalla expose la difficile constitution d’une « politique de la rue » en Égypte avec des syndicats devenant indépendants et politisés en opposition avec les syndicats apolitiques et contrôlés par le régime de Moubarak.
Avec « les coptes et la révolution : l’identité chrétienne dans l’espace public », Gaétan du Roy observe un groupe dont le rôle pendant la Révolution reste méconnu. Il rappelle que la mobilisation copte fut faible au début de la Révolution et que les autorités coptes appelaient à ne pas rejoindre Tahrir, ce qui peut paraître étonnant pour une minorité ayant subi une discrimination et une marginalisation toujours plus fortes sous Moubarak. G. Du Roy montre bien que les coptes ne peuvent être considérés comme un acteur politique uni. Deux mouvements bien distincts ont de cette façon émergé : les ethno-nationalistes, qui considèrent les coptes comme les « Egyptiens purs » en opposition aux musulmans et un deuxième mouvement qui imagine plus les coptes comme appartenant à une chrétienté transnationale, bien au-delà des frontières égyptiennes. On voit donc bien à travers ce texte l’identification complexe et la difficile représentation d’eux-mêmes des coptes, ce qui explique la difficile mobilisation du groupe face à la répression étatique. Qui plus est, l’arrivée des Frères Musulmans au pouvoir n’a fait que renforcer les tensions entre les coptes et l’État, radicalisant et opposant davantage les deux mouvements révolutionnaires coptes.
Le géographe Roman Stadnicki aborde la Révolution au prisme de la politique urbaine dans « Une révolution urbaine en Égypte ? ». Pour lui, les Frères Musulmans ont raté les possibilités de remodeler les villes égyptiennes à la chute de Moubarak. Par absence de vision politique, ils n’ont pas su se saisir du problème de la ville qui pourtant a pour beaucoup contribué à la chute de l’Ancien Régime.
L’urbanisation informelle et la marginalisation de certains quartiers se sont même amplifié sous Morsi. Stadnicki en appelle à une révolution urbanistique par les pouvoirs publics, révolution nécessaire selon lui.
La quatrième et dernière partie est composée de rapides biographies sur quelques personnages majeurs de la Révolution (de 5 à 10 pages) : l’actuel président égyptien Abd-al Fattah al-Sissi, le candidat à la présidentielle de 2012 Hamdin Sabbahi, l’ex-président Mohamed Morsi, l’ex numéro deux des Frères Musulmans Khayrat al-Chater et enfin Yasser Bourhami, un des leaders du salafisme politique.
Ce livre permet d’avoir une vision précise et plutôt complète de l’état de la société égyptienne post-Moubarak, prodiguant des connaissances précieuses. Cet ouvrage de recherche reste accessible à un large public, probablement grâce à son format qui fait la part belle à des articles courts et incisifs. Un livre utile donc pour comprendre l’Égypte de l’après-Moubarak, dont les médias français pourtant si présents.