© Angélique Palle
Cet article est la suite d’une revue de presse thématique.
Retrouvez le premier article : “Focus, Le partage des eaux du Nil entre Egypte, Soudan, Ethiopie (1)”
Le 23 mars 2015, l’Egypte, l’Ethiopie et le Soudan ont signé, à Khartoum, un accord, considéré comme historique, relatif au barrage Renaissance construit par Addis-Abeba sur le Nil bleu, l’affluent majeur du Nil. Cet accord dit de « principe » doit servir de base de travail à l’élaboration d’un traité plus détaillé sur le barrage Renaissance.
Moins d’un mois plus tard, les ministres en charge de l’Eau de chaque pays, réunis à Addis-Abeba, annonçaient avoir enfin choisi les deux cabinets de consultants devant fournir des études relatives aux conséquences de l’édification du barrage éthiopien. Le choix de ce comité d’experts internationaux avait été longtemps une pierre d’achoppement entre les trois pays, les conclusions de ce comité étant essentielles pour la suite des négociations. En effet, l’accord du 23 mars 2015 indiquait que les études complémentaires sur les impacts social, économique et hydraulique du futur barrage détermineraient la négociation d’un accord final entre les trois pays. Pourtant, malgré cet accord de principe qui impose ces études d’impact, le gouvernement éthiopien n’a pas stoppé les travaux de construction du barrage, un arrêt réclamé par la partie égyptienne. Le ministre égyptien de l’Eau et de l’Irrigation a donc précisé que les deux cabinets devraient terminer leurs études dans un délai de onze mois.
Récemment, deux universitaires du M.I.T ont publié dans le New York Times une tribune revenant sur les caractéristiques propres au Nil bleu et sur les enjeux de ces négociations multilatérales. Dans un premier temps, les deux auteurs détaillent les quantités d’eaux en question et soulignent que le débit de cet affluent est aussi irrégulier que le sont les précipitations en Ethiopie. Pour cette raison, le barrage Renaissance devrait bénéficier au Soudan, car, rappellent-ils, ce pays est toujours soumis aux aléas des crues, parfois dévastatrices, du Nil bleu. D’un autre côté, ils entrevoient pour l’Egypte la possibilité d’acheter l’énergie produite par le barrage en compensation des pertes en eau induites par sa construction. Mais, plus important à leurs yeux, cet évènement doit être l’occasion de repenser le système de gestion du bassin à l’échelle globale. L’Initiative pour le Bassin du Nil, une organisation régionale [1], pourrait être le moyen par lequel les Etats riverains coordonnent leur action grâce à des procédures communes et à une expertise technique et scientifique impartiale. Plus de sept mois après la signature de l’accord du 23 mars 2015, il paraît opportun de revenir sur l’évolution de ce dossier qui n’est toujours pas clos.
Des débuts placés sous le signe de l’entente
Dès avril 2015, les relations entre les gouvernements égyptien et éthiopien semblaient marquer une nette amélioration, comme l’attestent alors les rencontres régulières de responsables des trois pays. Il convient de noter que les négociations tripartites ne sont menées ni par les ministres des Affaires étrangères, ni par les ministres de l’Agriculture. Ces discussions regroupent les ministres de « l’Eau, de l’Irrigation et (sauf pour l’Egypte) de l’Electricité » de chaque pays. Cette représentation en dit beaucoup sur la manière dont les trois pays perçoivent leur rôle concernant les eaux du Nil : les Etats gèrent, organisent et distribuent l’eau, généralement par l’intermédiaire de systèmes de canaux et se servent aussi du fleuve pour produire de l’électricité.
Depuis la signature de l’accord du 23 mars et la sélection commune des bureaux de consultants en charge des études d’impacts du barrage, l’Egypte et l’Ethiopie ont tenu à afficher le réchauffement sensible de leurs relations dans plusieurs domaines. Dans le champ sécuritaire, le président égyptien est allé personnellement accueillir, à l’aéroport du Caire, 27 travailleurs éthiopiens, chrétiens, qui étaient retenus en Libye et avaient été libérés avec le concours de l’Etat égyptien. Les journalistes ont voulu voir dans cet événement, très médiatisé, le signe d’une amélioration notable des relations égypto-éthiopiennes. Sur le plan économique, la très importante conférence économique de Charm el-Cheikh (juin 2015) a été une autre occasion de mettre en avant ce nouvel esprit de coopération. Soudan, Ethiopie et Egypte ont décidé de profiter de l’événement pour renforcer leur coopération économique et créer le conseil suprême aux affaires économiques et politiques communes. Cette harmonie entre l’Egypte et l’Ethiopie peut étonner, au vu de leurs rapports qui, historiquement, ont toujours été mauvais.
Les retombées positives de l’accord de principe semblent également toucher l’atmosphère dans laquelle se déroulent les négociations, puisque les trois pays parviennent à surmonter sans heurt certains obstacles. En effet, le journal Ahram Online, qui alimente très régulièrement sa page web sur l’avancement des négociations, annonce, le 14 juin 2015, que le Caire accueillerait une nouvelle réunion multilatérale, le 22 juin suivant, pour recevoir les entreprises de consultants qui n’avaient pas pu respecter une échéance en mai précédent. On y apprend que l’une des sociétés choisies est un bureau de conseil français en ingénierie, Artelia, ce qui s’avèrera inexact par la suite. L’article semble indiquer que les trois pays attendent déjà les premières conclusions de l’étude d’impact du barrage Renaissance, mais il s’agirait en fait, explique un officiel égyptien, de récupérer un « rapport révisé technique » qui puisse répondre aux requêtes des trois pays. Les réunions régulières, à peu près toutes les deux semaines, s’enchaînent (ici et là) sans apporter plus d’explications sur ce qu’attendent vraiment les trois pays des deux sociétés de conseil. On apprend, tout au plus, que les pays discutent des « aspects techniques » de ces études.
Mercredi 28 juillet, le ministre égyptien de l’Eau et de l’Irrigation, Hossam Moghazy, explique que les trois pays ont réussi à s’entendre sur la méthodologie utilisée pour faire ces études d’impact et ont réglé de nombreux détails techniques. On découvre également que 70% de l’étude sera confiée au cabinet français et que les 30% restant échoiront à l’autre cabinet, néerlandais. En réalité, depuis le mois d’avril, date à laquelle les trois Etats avaient réussi à s’entendre sur le choix des entreprises qui effectueraient les études d’impact, les gouvernements négocient non pas sur les premiers résultats des deux firmes, mais sur la répartition des tâches entre elles. Quatre mois après la signature en grande pompe de l’accord de principe, ces études d’impact, indispensables pour poursuivre les négociations, n’ont toujours pas débuté.
Des études dont l’intérêt risque d’être compromis
Plusieurs personnalités égyptiennes ont, début juillet 2015, exprimé dans la presse leur réserve sur le déroulement des négociations. Un diplomate égyptien, sous anonymat, expliquait aux journalistes d’Al-Ahram Weekly, qu’en dépit des gestes de bonne volonté de la part de l’Egypte, l’Ethiopie ne jouait pas le jeu et que les négociateurs éthiopiens se contentaient de venir aux réunions pour donner le change. Le diplomate exprimait alors un sentiment déjà partagé, avant la signature de l’accord du 23 mars 2015, par plusieurs personnalités égyptiennes. Pour plusieurs analystes, si les discussions n’avancent pas, c’est que l’Ethiopie ne souhaite pas réellement négocier, mais juste gagner du temps pour imposer un fait accompli. Pour le diplomate, le risque est que l’Egypte se retrouve à négocier sur « l’impact d’un barrage déjà construit ». L’ancien ministre égyptien de l’Eau et de l’Irrigation, Mohamed Nasr Allam, qui nourrit les mêmes réserves à l’égard de la loyauté du gouvernement éthiopien, estime que les résultats des études n’arriveront pas dans onze mois, mais plutôt dans deux ans. Plusieurs raisons l’amènent à penser que des divergences de vue entre l’Egypte et ses partenaires vont retarder la fin de ces études. Parmi ces raisons, il y a le refus de la part de l’Ethiopie, soutenue par le Soudan, d’intégrer aux études d’impact la question de la hauteur du barrage qui permettrait, selon l’Egypte, de voir si des alternatives existent. Mohamed Nasr Allam accuse donc le ministre égyptien actuel d’avoir donné un blanc seing au projet d’Addis-Abeba. L’ancien ministre propose plutôt de demander à l’Ethiopie d’arrêter la construction du barrage lorsque celui-ci aura atteint 120 mètres de hauteur, car, selon certaines études, élever la hauteur de l’édifice ne permettrait pas d’augmenter sa production hydroélectrique. Une fois les études terminées, les trois pays reprendraient les négociations sur le barrage Renaissance, avant de discuter d’un accord plus général de « coopération et de coordination » sur l’ensemble des barrages éthiopiens. De son côté, Hani Raslan, chercheur au Centre pour les Etudes Politiques et Stratégiques de la fondation Al-Ahram (CEPS), critique la gestion de ce dossier par le ministère égyptien de l’Eau et de l’Irrigation qui ne cesserait de parler de prétendus « progrès » à chaque réunion alors que les réunions continuent sans succès. Plus inquiétant, le chercheur explique que ces réunions multilatérales ne négocient pas sur le fond du problème. Il conviendrait, selon lui, de négocier sur ce qui est ou n’est pas un danger pour l’Egypte. Ainsi, si les études montrent que l’Egypte perd 10 milliards de mètres cubes d’eau, par exemple, l’Ethiopie pourrait prétendre que cela ne représente pas un danger. D’autant que l’Ethiopie, rappelle-t-il, ne reconnaît toujours pas l’actuel quota d’eau de l’Egypte, 55 milliards de mètres cubes d’eau, fixé par l’accord sur le partage des eaux du Nil de 1959.
Dans un entretien, accordé au journal francophone Al-Ahram Hebdo, un conseiller du ministre de l’Eau et de l’Irrigation égyptien, Alaa Yassin, tente, fin juillet, de clarifier la position du Caire. Face aux critiques, ce dernier admet que « généralement les études de faisabilité sont effectuées avant le début des projets » et rappelle que l’Ethiopie a démarré les travaux en avril 2011, au moment où la révolution égyptienne battait son plein. A la question de savoir s’il n’y a pas un risque que l’Ethiopie impose un fait accompli en finissant son barrage avant la fin des négociations, Alaa Yassin explique que l’important pour l’Egypte est d’avoir un document officiel et impartial pour porter l’affaire devant la scène internationale. Pour lui, ce changement de méthode de la part de l’Egypte est « la seule voie respectable dont elle dispose pour prouver les dégâts » causés par le barrage Renaissance.
Le 7 août 2015, le journal en ligne Al Monitor, informe dans l’un de ses articles que le gouvernement égyptien, au cours de la réunion multilatérale du 22 juillet 2015, avait soumis aux gouvernements éthiopien et soudanais deux études, non contraignantes. L’une de ces études soulignait que l’érection du barrage Renaissance allait contribuer à faire baisser la production hydroélectrique du barrage d’Assouan. Toujours selon Al Monitor, l’Egypte serait également inquiète des quantités d’eau que pourrait perdre le pays durant la phase de remplissage du barrage Renaissance. La quantité d’eau absorbée par cette phase de remplissage pourrait, en effet, provoquer la perte de 3 millions d’acres de terres et le déplacement de 5 à 6 millions de paysans. De leur côté, les deux bureaux de consultants, qui sont en réalité le Français BRL et le Néerlandais Deltares, peineraient à présenter un plan de travail qui réponde aux exigences de chaque Etat. L’Ethiopie et l’Egypte avaient eu des avis divergents sur le choix du bureau de consultants. Cela les avaient amenés à engager deux entreprises à la fois, ce qui, aujourd’hui, retarde le début des études de faisabilité.
De fait, le 20 août 2015, la huitième réunion du comité tripartie fut reportée au 5 septembre suivant, car les deux bureaux de consultants n’avaient pas encore réussi à se mettre d’accord sur le plan de travail qui devait être soumis à la validation des trois gouvernements. Ce nouveau délai ne fut pas, encore une fois, respecté par les deux firmes. Malgré l’incompréhension du gouvernement égyptien face aux retards des firmes, le ministre égyptien réaffirme néanmoins la volonté de l’Egypte de poursuivre la voie engagée lors de l’accord de principe et de mener à bien ces études. Le 10 septembre 2015, la firme néerlandaise, Deltares, n’ayant pas réussi à se mettre d’accord avec la firme française sur le partage du travail, annonce son retrait de ces études. Pour remédier à ce contretemps, il est prévu que le comité tripartite se retrouve, presque un mois après le retrait de Deltares, le 5 octobre, pour continuer ces discussions. Cependant, la veille de cette importante rencontre, l’Ethiopie demande un nouveau report de cette réunion.
Depuis l’accord de principe de mars 2015, les réunions s’enchaînent sans succès alors qu’une nouvelle échéance arrive. Les travaux du barrage Renaissance sont presque arrivés à la moitié du projet et l’Ethiopie devrait, de manière imminente, inaugurer la première phase d’exploitation du barrage en commençant à le remplir. L’ancien ministre égyptien de l’Eau et de l’Irrigation, Mohamed Allam, toujours très actif, accuse l’Ethiopie de violer l’accord de principe signé par les trois gouvernements. En effet, rappelle-t-il, l’article 5 de cet accord stipule que l’Ethiopie ne peut commencer à remplir le barrage Renaissance que 15 mois après le début des études d’impacts. Le gouvernement égyptien, de son côté, dit croire que l’Ethiopie respectera ses engagements et tente de convaincre la société Deltares de ne pas renoncer à participer ces études.
[1]Cette organisation régionale est née en 1999 et regroupe les dix pays situés sur le bassin versant du Nil, c’est-à-dire l’Egypte, le Soudan, l’Ethiopie, le Sud Soudan, l’Ouganda, le Kenya, la Tanzanie, le Burundi, le Rwanda et la République démocratique du Congo.
Wahel Rashid
Retrouvez la suite :
Focus, Le partage des eaux du Nil entre Egypte, Soudan, Ethiopie (3)